Jean-Louis Barrault : transformer Feydeau en classique (2025)

1Le 27octobre 1941, en pleine Occupation, Feydeau entre au répertoire de la Comédie-Française –encore n’est-ce que par la petite porte, avec une pièce en un acte, Feu la mère de madame. Madeleine Renaud y joue Yvonne, rôle qu’elle reprendra des années durant, en alternance avec d’autres, plus prestigieux. Albert Camus évoque en ces termes la prestation subtile de l’interprète:

Elle étale toutes ses cartes, sans avoir l’air d’y toucher[…]. Ainsi, dans Feu la mère de madame, où elle sortait douze fois d’un énorme lit, toujours en chemise, avec la gronderie et le débraillé d’une petite bonne femme, et sans jamais être vulgaire une seule seconde. Par sa grâce, le vaudeville ne se passait plus dans le lit, mais dans la ruelle. Il n’en était pas moins drôle, au contraire. Oui, une certaine perfection, souple et mesurée, ne se fait reconnaître qu’après-coup1.

2Donner au vaudeville une patine classique, le rendre «souple et mesuré», ainsi pourrait-on résumer l’ambition qui sera plus tard celle de Barrault, dans ses mises en scène de Feydeau. «Exilé» de la Comédie-Française depuis deux années, comme il aime à le dire, ce n’est pas sans malice que Barrault choisit de monter Occupe-toi d’Amélie le 4mars 1948 au Théâtre Marigny. Après Baty, qui avait signé en1938 la mise en scène d’Un chapeau de paille d’Italie aux accents surréalistes et empreint de nostalgie, Barrault est l’un des premiers metteurs en scène de théâtre d’art à s’atteler au vaudeville. Nombreux sont les articles de l’époque à saluer le «risque» pris alors par la Compagnie Renaud-Barrault. Et le metteur en scène de s’en expliquer: «Croyez bien que ce n’est pas dans un esprit de concession que nous montons du Feydeau, mais parce que celui-ci commence à faire figure d’auteur classique2.» Dans les années1980, il évoquera rétrospectivement cette création, en faisant un surprenant amalgame entre vaudeville, classique et avant-garde:

[M]onter Occupe-toi d’Amélie, quand on a à l’affiche Hamlet et Le Procès de Kafka, c’était encore une audace, un scandale! Même à l’intérieur de notre compagnie, on nous disait: «Vous êtes fous de monter du Feydeau alors que vous jouez en même temps Molière, Shakespeare, et de l’avant-garde comme Le Procès de Kafka!» Et on répondait: «Pas du tout! Feydeau est d’avant-garde; il mérite d’être un classique et Occupe-toi d’Amélie est un chef-d’œuvre»3.

3À la lecture de la presse, on constate néanmoins que peu de critiques s’offusquent de ce choix, et que les rares circonspects qui considèrent le comique de Feydeau comme «un peu trop mince et nerveux», lui concèdent «une bonne humeur admirablement communicative» et engagent le public à voir le spectacle, à la manière de Marc Beigbeder4. Le rire justifie tout. Si monter Occupe-toi d’Amélie revient à s’encanailler pour la Compagnie Renaud-Barrault, surnommée alors le «Troisième Théâtre-Français», c’est aussi, indéniablement, une manière d’attirer les spectateurs de tout bord. Le spectacle obtiendra d’ailleurs un tel succès que les rires ajouteront une demi-heure au temps de représentation, et qu’il demeurera dans le répertoire de la Compagnie plus de quinze années.

4Néanmoins, l’ambition de Barrault n’est pas seulement de plaire. Elle est aussi de donner ses lettres de noblesse à Feydeau et d’en faire, selon la formule d’Achard «le plus grand auteur comique français après Molière5». En témoignent les deux numéros des Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault consacrés au vaudevilliste, l’un intitulé Molière, Feydeau (no15, janvier 1956), l’autre LaQuestion Feydeau (no32, décembre 1960), où l’auteur est tour à tour comparé à Molière, Marivaux, Kafka ou Ionesco.

5Barrault pointe à maintes reprises les qualités de Feydeau. D’abord, l’auteur possède un «grain de folie»: son burlesque consiste à «concrétiser l’association d’idée», à mettre «l’absurde au pouvoir», déréglant ainsi tout ce qui relève de l’ordre, «ordre glandulaire, ordre domestique, ordre public6». Il n’est «jamais vulgaire car il est toujours conscient7». Sa lucidité passe notamment par une écriture «extrêmement choisie, serrée. Dès qu’il nous arrive d’en changer un mot, [constate le metteur en scène,]la phrase y perd8». Barrault rend hommage non seulement à l’auteur, mais encore à l’homme de théâtre Feydeau, au technicien qui travaillait à préciser ses trucs. Commentant la scène de la couverture dans Occupe-toi d’Amélie (acteII, scèneiii), il s’émeut du «contraste séduisant» qu’il y a entre le «sérieux imperturbable9» des machinistes qui se démènent en coulisses, et les hurlements de rire dans la salle. La beauté de l’art comique réside à ses yeux dans le fait qu’il est «cruel à servir10». Car Feydeau ne met pas seulement à l’épreuve les techniciens de la scène, mais encore les acteurs, et c’est sans doute cela qui attire le directeur de compagnie qu’est Barrault, soucieux d’accomplir «un théâtre qui respire, qui palpite, qui ait du relief; le contraire de ces restaurants qui n’ont qu’une spécialité11». Pour la troupe du Théâtre Marigny, jouer du vaudeville représente ainsi «un exercice de style» propre à «assouplir»12 les acteurs, acteurs rompus aux pièces classiques et contemporaines.

6Lors de la création d’Occupe-toi d’Amélie, Barrault insiste sur le fait qu’il a respecté toutes les didascalies de Feydeau, et voulu réaliser une reconstitution, plutôt qu’une transposition, de la mise en scène originelle. L’étude des coupes que le metteur en scène a faites dans le texte indique néanmoins un double infléchissement de la pièce: c’est à un Feydeau «classique» et «bon enfant» qu’il convie les spectateurs. Si l’on excepte la suppression de quelques allusions d’époque devenues incompréhensibles, les coupes sont de trois types: rythmiques, morales et politiques. Par exemple, Barrault réduit la fin des actesII et III, où Étienne, puis Marcel, insistent sur la trahison de leur ami et mettent l’accent sur leur vengeance l’un à l’égard de l’autre. Àla place de ces dialogues, tous les acteurs s’écrient en chœur «Et maintenant, tous à la mairie!» (acteII) et «Occupe-toi d’Amélie!» (acteIII). Les personnages perdent en cruauté et en ironie. La pièce gagne en entrain et en complicité avec le public. En outre, Barrault ôte quelques plaisanteries du texte, les plus graveleuses, comme le quiproquo zoophile sur l’amant «danois» d’Amélie, que la comtesse Irène confond un instant avec un chien de la race des «danois» (acteI, scènevi). Enfin, s’il maintient bon nombre d’éléments tournant en dérision le protocole diplomatique dans les didascalies de Feydeau (comme la diffusion de La Marseillaise quand le Prince de Palestrie entre chez la cocotte Amélie), Barrault supprime quelques effronteries à l’égard du pouvoir, telles que la phrase de Marcel: «Oh, ça, la Présidence, dans cette affaire13!» Au sujet des coupes politiques, une incertitude demeure. Paul-Louis Mignon laisse entendre qu’à Buenos Aires, face aux intimidations du régime péroniste, Jean-Louis Barrault aurait accepté de retirer la réplique du prince au sujet de son général: «Il est très décoratif! Je ne sais pas ce qu’il donnerait à la guerre?… mais dans un cortège14.» Mignon cite en effet la phrase suivante, sans l’attribuer explicitement au metteur en scène: «Ne compromettons pas cette tournée pour si peu15!» Dans ses Souvenirs, Jean-Louis Barrault affirme au contraire avoir refusé de s’exécuter16. Toujours est-il que le vaudeville s’est avéré plus subversif qu’on aurait pu le supposer, lors des tournées internationales de la compagnie.

7La facture «classique» de la mise en scène se confirme quand on examine le rythme d’ensemble du spectacle: plusieurs critiques font état d’un mouvement un peu lent, en particulier lors de la reprise de1955. Philippe Hériat y voit le désir de trouver «un style», moins proche du rythme enlevé propre au vaudeville traditionnel, que «du rythme et du ton17» adoptés par la compagnie pour jouer des comédies. L’interprétation des acteurs va dans le même sens, si l’on en croit André Frank:

La présentation manque un peu d’épaisseur, de gros comique, de cette étoffe avec laquelle on fait les représentations de véritable vaudeville; on a un peu, par moments, l’impression de ces acteurs de grande classe qui veulent faire les clowns pour un gala de l’Union des Artistes.
Cependant on rit; et c’est beaucoup déjà18.

8Un critique évoque même une «affectation de frivolité qui cache un grand raffinement», et une «conception parodique, qui certes amuse le public, mais en vérité déplace l’effet comique19». Àl’écoute de la pièce radiodiffusée20, on est en effet frappé par les ruptures de ton de Madeleine Renaud, qui passe en un clin d’œil de la soubrette parisienne («Zut je pensais plus que t’étais là, toi») à la mondaine («Ne m’en parlez pas il n’y a plus moyen d’être servie21»). Philippe Soupault note que Madeleine Renaud a «humanisé Amélie sans cesser d’être extraordinairement comique. Le seul reproche (si l’on peut dire) qu’on puisse lui faire, c’est qu’elle n’est jamais vulgaire22». Jean Desailly est sur le même registre. Il incarne un Marcel Courbois «en qui la fadaise est loin d’avoir supplanté l’intelligence23». Paradoxalement, dans ce jeu qui évoque Marivaux plus que Feydeau, Barrault s’offre le luxe de la caricature boulevardière pour quelques personnages secondaires, notamment Mouilletu, l’employé de mairie de l’acteIII, rôle de silhouette qu’il a choisi de jouer lui-même24. Il s’affuble pour l’occasion d’un postiche ridicule de crâne dégarni, avec des touffes grises au-dessus des oreilles, des sourcils broussailleux et des moustaches tombantes. Les spectateurs de l’époque y reconnaissent une imitation de son maître Charles Dullin, hommage non dénué de malice. En effet, le cahier de régie fait apparaître que Barrault a ajouté au texte de Feydeau des répétitions: «Pas sur les chaises, sur les banquettes! Les chaises et les fauteuils sont pour le cortège!», s’exclame-t-il à cinq reprises. Mouilletu, qui ordonne les placements et organise les mouvements de groupe lors du mariage, campe ainsi une figure bourrue du metteur en scène.

9Les décors conçus par Félix Labisse s’inscrivent dans une volonté parodique: le style 1900 y est pastiché, avec à l’acteI un salon en tons pastel à la manière de Chéret, à l’acteII une garçonnière aux lignes «style nouille» inspirées des bouches de métro, à l’acteIII une salle de mairie ornée d’une fresque allégorique de Rochegrosse, ainsi qu’une chambre à coucher avec lit à baldaquin «tulipe» et plumes d’autruche. Une atmosphère de musée Grévin règne à l’ouverture du rideau, lorsque les acteurs immobiles s’animent au son du gramophone, tels des pantins, levant le bras pour abattre une carte ou se déhanchant en rythme. Tandis que certains critiques se réjouissent d’avoir «retrouvé l’insouciance des temps heureux25» durant le spectacle, Jacques Perret, plus méfiant, y voit le symptôme de «la psychose de nostalgie1900», née «aux plus sombres jours de l’Occupation quand les auditeurs de la Radio-Libre de Paris étaient à heures fixes détournés des vérités apparentes ou cachées par les mirages d’une prétendue belle époque astucieusement réhabilitée26».

10Plus tard, Barrault reviendra à Feydeau, dont il montera deux pièces courtes, en guise de lever de rideau pour des textes contemporains: On purge Bébé!, avec Madeleine Renaud (Julie) et Pierre Bertin (Follavoine) avant Malbrough s’en va-t-en guerre de Marcel Achard, créé le 1ermars 1950 au Théâtre Marigny; et «Mais n’te promène donc pas toute nue!», avec Madeleine Renaud (Clarisse) et Jacques Dacqmine (Ventroux) avant Le Viol de Lucrèce de Charles Obey, créé le11janvier 1961 à l’Odéon. Il reste malheureusement peu de traces de ces spectacles dans le fonds Renaud-Barrault: quelques photographies et programmes, les textes imprimés annotés. L’examen des coupes concorde avec les choix faits dans Occupe-toi d’Amélie. Barrault raye les répliques les plus obscènes. Madeleine Renaud ne prononce pas le «Oui, comme tu aurais dit: “Pourquoi pas dans les Q27?”» de Julie Follavoine, ni les «Suce-moi voyons! Suce-moi28!» réitérés de Clarisse Ventroux, piquée à la fesse par une guêpe. Sans cela, comment soutenir que Feydeau n’est jamais vulgaire? Certaines coupes s’avèrent plus surprenantes, en particulier dans On purge Bébé!: les remarques de Julie, qui accuse son mari, tour à tour, de critiquer et de défendre sa belle-mère sont supprimées, rendant le personnage moins contradictoire (scèneii). Son caractère s’en trouve simplifié, moins acariâtre. De plus, Barrault réduit considérablement la scènex et supprime la quasi-intégralité de la scènexi, au point de changer le dénouement de la pièce. Les derniers rebondissements de l’action sont évacués: Follavoine ne boit pas la purge, et Toto ne prétend pas l’avoir bue. Le père se contente de sortir après avoir déclaré «Oh! non, non, cette femme me rendra fou! J’aime mieux m’en aller! J’aime mieux quitter la maison», tandis que la mère couvre l’enfant de baisers en disant «Ah! Heureusement, tu as ta mère! Va! aime-la bien, mon chéri! aime-la bien29!» Barrault atténue ainsi l’énormité des effets dramatiques. Les coups de théâtre sont escamotés au profit de la comédie de mœurs.

11De Feydeau, Barrault a fait un «mécène» de son théâtre, notamment lorsqu’il a choisi de le coupler, dans une même représentation, avec des pièces contemporaines moins susceptibles d’attirer les foules. Il ne s’en est pas caché: «Nous avons trois mécènes, Feydeau, Féval et Sardou! Plus Anouilh! Si les auteurs modernes, avec leur talent indéniable, torchaient leurs pièces comme le faisait Sardou, nous ne serions pas dans la panade dans laquelle nous nous débattons30.» Il a aussi vu en Feydeau, dont les succès avaient tourné dans le monde entier à la Belle Époque, un ambassadeur de l’esprit français. Il s’en est vanté en ces termes: «Amélie parcourut le monde entier de Buenos Aires, Rio, New York à Londres, où elle eut l’honneur de jouer devant la reine Elisabeth. Sa Majesté avait choisi “la pièce qui avait tant fait rire son grand-père”31

12Le metteur en scène l’affirme haut et fort: «Je crois que l’on doit simplement monter ce que l’on aime; et cela me rappelle le regret de Stanislavsky[sic] qui aurait voulu dans sa vie avoir monté un vaudeville32.» S’il a parfois rendu Feydeau moins scabreux, afin de lui donner une forme de légitimité, qui n’était pas acquise dans les années1950 sur les scènes de théâtre d’art, Barrault ne l’a pour autant jamais traité en théâtre de digestion. Dans sa mise en scène d’Occupe-toi d’Amélie, comme dans celles d’Hamlet, des Fausses confidences, ou du Partage de Midi, il a cherché à créer une «unité», sans doute un peu forcée, «unité dans la sensibilité extrême, unité dans l’intelligence du cœur, unité dans la lutte de la chair, et de l’esprit, unité dans la gaieté et la plus belle langue française, unité dans l’angoisse du monde moderne, unité dans le Rire33». Et c’est avec autant d’enthousiasme et de précision qu’il a monté Shakespeare, Marivaux, Claudel et Feydeau. Cet éclectisme du répertoire en fait un précurseur du théâtre public actuel, tandis que le style léger et parodique dans lequel il a monté ces vaudevilles et farces conjugales annonce plutôt les mises en scène du théâtre privé contemporain.

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